Le mouvement Black lives matter à l'origine d'une nouvelle résilience graphique

Le mouvement Black lives matter à l'origine d'une nouvelle résilience graphique

Fin mai 2020, alors que le monde est au cœur d’une crise sanitaire sans précédent, apparaît sur nos réseaux sociaux la vidéo de la mort de George Floyd, cet homme afro-américain tué par le policier blanc, Derek Chauvin. En seulement quelques heures, elle secoue les États-Unis puis le monde entier, inscrivant les mots « Black lives matter ! » dans les pensées de chacun. On voit les protestations contre les violences policières à l’encontre des noirs reprendre la place qu’elles méritent dans le débat public. Un mort de plus, c’est toujours un mort de trop et chaque nouvelle victime fait remonter à la surface la liste interminable des précédentes sur le sol américain, mais aussi partout ailleurs.

 Mettre des mots sur le profond sentiment d’injustice qui nous envahit à la vision de ces images n’est pas facile puisqu’après le choc, une vague d’émotions nous traverse, la peur, la tristesse, l’épuisement, mais surtout la colère. Ce sentiment si redouté qui nous pousse à sortir, à crier, à nous rassembler et nous réconforter pour tout simplement faire face à tout ça, ensemble. Et si vous vous dites que toutes ces réactions sont légitimes, en réalité elles sont vitales. S’unir pour extérioriser, c’est ce qui nous permet de tenir. C’est donc évident qu’habituellement en France dans les heures qui suivent la révélation de cette vidéo, de nombreuses personnes se seraient données rendez-vous, sans se poser de question, avec la famille, des amis, des collectifs pour créer des affiches, pancartes, t-shirts, aux messages vibrants et aux graphiques percutants. Problème ? Un virus que nous ne citerons pas dans cet article a décidé que cette année serait pour tous, celle de la galère. Les rassemblements étant proscrits, nos traditionnels outils de manifestation affaiblis, comment faire ? Nous laisser dévorer par ces ressentiments ? Impossible ! Alors les réseaux qui diffusent notre tourment seront aussi ceux de notre expression.

 Sur Instagram, grâce à de jeunes designers engagés et connectés, une nouvelle forme de résilience graphique voit le jour, loin des standards de design actuels aux typographies lisses et robotiques.

Droite: Illustration de Grace Owen (@stuffgracemade) Gauche: Illustration de Quentin Swenke (@futurafreedesign)

Droite: Illustration de Grace Owen (@stuffgracemade) Gauche: Illustration de Quentin Swenke

Certains designers ont besoin de mettre des mots sur ce qu’ils éprouvent en diffusant des images aux messages brefs mais lourds de sens tels que « Justice for George » de Shirien Damra (@shirien.creates) ou « Go harder for Breonna Taylor » de Quentin Swenke (@futurafreedesign). Dans ces images aux allures de cris de ralliement, on se rend compte que même si elles résultent de la violence, leurs graphismes aux textes stylisés et aux couleurs pastel restent doux et rayonnants comme pour prendre soin des victimes et honorer leurs vies. De cette manière, elles renversent les représentations des hommes et femmes noirs souvent associés à la brutalité. Ainsi, la sensibilité se mêle à la colère tout comme la tristesse se mêlent à leur résilience, car il faut concentrer une grande énergie pour créer en temps de deuil.

 Ces publications sont un succès pour ces designers puisque leurs images se propagent comme des mantras. Elles sont relayées dans les stories et envahissent les feed du monde entier. On les aperçoit dans ceux de nos amis les plus proches comme dans ceux de célébrités et médias des quatre coins du monde. L’illustration de Shirien Damra représentant George Floyd entouré d’une couronne de fleurs sera likée par plus de 3 millions de personnes. De cette façon, à défaut de pouvoir se rassembler physiquement à cause des mesures sanitaires, ces images nous redonnent ce sentiment d’unité indispensable durant cette période d’incertitude.

Illustration de Shirien Damra (@shirien.creates)

Illustration de Shirien Damra (@shirien.creates)

D’autres designers réalisent des guides comme Manassaline Coleman (@sa.liin), créatrice du Virtual Protesting 101. Au moyen du mode carrousel en sept images, elle nous donne des conseils essentiels comme « Optimisez vos publications en utilisant des hashtags qui sont dirigés vers votre public cible (l'oppresseur) » mais aussi, « N'oubliez pas d'avertir lorsque vous publiez du contenu graphique violent ». Ce guide virtuel de la protestation aux couleurs flamboyantes et au texte flottant à la manière d’un étendard est liké un demi-million de fois et partagé en abondance. Coleman explique plus tard que la seule façon de changer le réel de manière durable est de faire de la guérison et des soins personnels : « Guérir, c'est prendre du temps pour soi ou ralentir » et ajoute « Le changement ne se produira pas cette année. Ce ne sera pas l'année qui mettra fin à tout. Nous devons maintenir l'élan, tout en étant capables de ralentir. ».

Virtual protesting 101 de Manassaline Coleman (@sa.liine)

Une vision de self care qui rejoint les guides graphiques réalisés par Annika Hansteen-Izora (@annika.izora) 14 black funds and 23 creative ecosystems to support ou plus récemment We take care of us. Elle encourage les communautés noires à se soutenir et prendre soin les unes des autres sur des bases telles que la confiance, le partage de ressources et le respect. Hansteen-Izora transmet son discours avec des graphiques joyeux, aux symboles quasi spirituels, des dégradés colorés et avec des schémas clairs, facilement compris par le lecteur. Ces guides agissent comme des plans pour bâtir ce qu’elle nomme un « écosystème » autour de la notion de réparation qui n’est possible que si tout le monde se sent concerné par ces inégalités.

We take care of us de Annika Hansteen-Izora (@annika.izora)

En ce sens, ces créations marquent un tournant dans le mouvement « Black lives matter » puisque ces guides ne visent pas seulement les membres des communautés noires, mais aussi les personnes à qui profitent ces inégalités, les privilégiées.  « Ne pas être raciste » ne suffit plus, il faut être « anti-raciste ». Les designers lancent un appel à dire stop et devenir un allié. Pour se faire le guide Digital allyship 101 nous donne un début de réflexion sur la marche à suivre. Il est réalisé par Madison Utendahl (@madison.utendahl), fondatrice et directrice des opérations de l'agence Utendahl Creative. Elle illustre comment les alliés peuvent soutenir émotionnellement les communautés noires et les incite à initier par eux même la déconstruction de leurs privilèges en faisant des recherches.

D’autres guides de ce type développent des stratégies de réparation tel que le soutien financier, en diffusant des listes de commerce « black-owned », d’artistes et de designers noirs à embaucher et de fonds de solidarités. Il y a aussi des guides éducatifs qui livrent des faits historiques expliquant la dimension systémique du racisme.

Digital Allyship 101 de Madison Utendahl (@madison.utendahl)

Un objectif est visible à travers ces publications, celui de créer des protestations pérennes en pensant des contenus graphiques non plus pour une après-midi de manifestation, mais comme des initiatives quotidiennes que chacun doit entreprendre. C’est un véritable défi sur un réseau où l’information arrive aussi vite qu’elle ne repart. Toutefois, seul le temps pourra quantifier l’impact de ces publications.

 En France, alors que les violences policières sont au cœur du débat avec l’article 24 de la loi sur la sécurité globale et la récente vidéo de l’agression du producteur Michel Zecler par trois policiers, cette résilience graphique pourrait être une source d’inspiration et nous donner des idées quant à l’évolution des formes de protestation dans notre pays.